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Le paysage s’étire, panoramique. Au loin, la ligne d’horizon. Sur la route, graphique, elle court, au rythme d’un « road trip » aux couleurs de la lumière californienne, sinueuse, elle dévale, entre les roches et les vignes de Saint-Chinian. Plus pop, éclatante de soleil, elle suit la courbe de hanches nues d’une baigneuse, ou rêveuse, elle accompagne le regard perdu de promeneurs immobiles dans les ombres mystérieuses de la végétation. La « Grande Evasion », d’Adrien Belgrand, est celle d’une jeunesse adulte en quête de sens, celle de Sagan et Rohmer, celle chantée par le groupe de rock Blur dans un album éponyme.

Une nostalgie flottante nous étreint.

Scènes vécues ou rêvées ? Ambiguïté recherchée, au diapason d’une tension psychologique orchestrée par une touche picturale infiniment méticuleuse. Il y a du roman, du travelling cinématographique, de l’autofiction peut-être. Dans le regard du jeune peintre, brille avec talent le souvenir des toiles d’un Jacques Monory ou d’un Gérard Schlosser.

Adrien Belgrand ne cache pas non plus son admiration pour les maîtres anciens, silhouettes féminines de Cranach ou nature biblique de Claude Lorrain. « Ce qui m’intéresse, c’est la narration en peinture » confie-t-il. Notre regard s’accroche à ces instants suspendus, fasciné par la finesse de l’acrylique et la luminosité de la gouache.

La « Grande Evasion », c’est aussi celle qu’il a éprouvée, promeneur solitaire « sur le motif » comme au temps des impressionnistes. Chaque jour, durant un mois, il a croqué sur un carnet de bord les paysages de la Communauté de Communes du Sud-Hérault. Ses 25 dessins sont disposés à hauteur de regard. Ils sont la ligne d’horizon du terroir : vignes de Saint-Chinian, capitelles de pierres, canal du Midi, lavoir public de Cruci, abbaye de Fontcaude, abbatiale de Capestang, château médiéval de Creissan…

L’évasion dans le territoire est belle, patrimoniale. Elle se révèle intime et pittoresque, magnifiquement attachante.

Julie Chaizemartin, critique d’art

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Rien ne bouge, hormis l’onde paresseuse de l’eau qui envoûte l’œil pour mieux stimuler les autres sens : le goût salin sur les lèvres asséchées, la caresse du soleil qui chauffe la peau et les couleurs, le bruit d’une nature qui craque, bourdonne et embaume l’atmosphère de son haleine chargée de vapeurs d’été.

Face à ce spectacle, l’être humain reste immobile : il nous tourne parfois le dos, prenant la place du contemplateur contemplé par nos yeux. Cette image évoque celle du voyageur de Caspar David Friedrich, où de la même manière, ce n’est pas l’Homme qui s’accapare la nature, mais plutôt la nature qui accapare l’Homme. L’univers d’Adrien Belgrand allie la lumière estivale au Sublime, comprise dans son acception esthétique développée, notamment, par les érudits du Grand Tour, si bien qu’il serait plaisant de qualifier sa peinture de « romantique solaire ».

Pour autant, c’est à l’abri de la lumière méridionale que l’artiste travaille dans son atelier parisien. Au geste millimétré s’oppose la taille humaine de ses toiles. Il n’en faut pas moins pour déployer des étendues isolées, savamment recomposées en un puzzle mariant diverses vues provençales, que seul l’observateur expérimenté saura discerner. Ce net hypnotique de la facture est le résultat d’une délinéation préparatoire suivie d’une succession de fines pellicules de peinture étalée sur plusieurs mois, pour être modelée par touches sombres. La « mise au point » travaille à contresens de l’échelonnement spatial, créant une précision inattendue du premier plan à la ligne d’horizon – une attention au détail portée à son paroxysme ! L’ensemble s’harmonise par un jeu d’équilibre des masses, et plus encore, par une grande maîtrise chromatique s’étirant du bleu de Prusse, outre-mer ou céruléum – au vert de cobalt chauffé par du jaune. Cette habileté s’observe, notamment, dans la texture de la roche : veloutée, presque lustrée, la pierre est aussi miroitante que l’ondulation de l’eau.

Cette stylisation participe à l’idéalisation de la nature chez le peintre comme « objet » de désir en incitant, tout à la fois, au toucher de la matière, qu’à l’envie de fermer les yeux pour prolonger l’immersion. Une immersion à la manière d’un Grand Tour revisité, à une époque où l’aspect vital de reconnexion à notre environnement naturel coudoie une prise de conscience dans notre façon de voyager. »

Anne-Laure Peressin, critique d’art

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Adrien Belgrand. Un présent composé. De la lenteur du procédé pictural à la contemporanéité de ses toiles, l’œuvre d’Adrien Belgrand nous parle d’un passé étrangement présent.

L’œuvre d’Adrien Belgrand compose avec le temps. Face au flux incessant des images numériques l’artiste préfère la lenteur d’une pratique composite, non sans rapport avec l’image photographique. Sous ses œuvres picturales se cachent des instants numériquement composés. L’artiste même s’il choisit la lenteur de procédés anciens, débute chaque œuvre par une composition de la scène par ordinateur. Le réalisme de ses toiles prend alors un tout autre sens. Sous le dessin, comme sous la peinture, se cache un temps pluriel mêlant le temps de la prise de vue à la lenteur de l’exécution de sa toile en atelier. Il joue ainsi avec le présent comme avec notre perception. Il nous donne à voir un instant figé – quasi photographique – qui nous trouble. A distance de la toile, le réalisme nous trompe et nous questionne. A son approche la maîtrise technique de ses touches picturales nous saisit. L’artiste d’une trentaine d’années qui se consacre entièrement à la peinture depuis 2006 nous dévoile des images d’un passé éminemment présent. De l’intimité des foyers aux grands espaces en pleine nature, il nous offre en partage des moments poétiques, des fragments de vie. Face à ses tableaux nous sommes confrontés à des mondes silencieux, tout à la fois incroyablement familiers et énigmatiques. Sous la surface de ses peintures semble bruire un récit en suspens, un moment en attente dans le sillage des œuvres de Edouard Hopper ou de David Hockney. Ses tableaux résonnent en effet avec l’histoire de l’art comme avec notre contemporanéité. En témoigne la nageuse de Arin dans la piscine où la référence à l’Olympia de John Everett Millais se confronte à une figure féminine très actuelle. Dans ses œuvres nous sommes toujours pris dans un instant saisissant, entre passé et présent. Nous sommes happé par le flottement de ses éléments aquatiques récurrents, comme par ses actions en suspens. Le temps d’un immédiat que nous épions tel un voyeur discret, semble entrer en collision avec celui d’une atemporalité saisissante. Si l’artiste nous convie dans son intimité, comme dans celle de ses proches, il semble par les nombreux indices qui composent ses œuvres nous parler d’une mythologie collectives, plus encore nous faire plonger par la finesse de ses détails au cœur de la matérialité de l’œuvre.

Hélène Virion – Plasticienne et chercheur en Arts – PROCESS MAGAZINE

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Il dit : « j’essaie de mettre le plus d’informations possible ». On s’approche de Nage : fascination du détail perdu dans les plis de l’eau, sentiment d’infinité. Les reflets blancs, ailes d’ange géantes, contiennent les lignes de fond de la piscine, le plafond de celle-ci peut-être, d’autres éléments d’architecture anamorphosés. Idem dans Horizon, où l’on compterait les branches des arbustes ou les plaques de neige sur la montagne. On peut regarder les toiles d’Adrien Belgrand sans jamais les épuiser tant elles sont en effet informées, c’est-à-dire emplies de formes, emplies d’un regard à l’œuvre, caché sous une apparence d’objectivité. Car rien de moins neutre que le « réalisme » auquel on pourrait ranger le plasticien de 33 ans qui, pour sa deuxième exposition personnelle à la galerie ALB, propose douze toiles récentes sur le thème des « reflets ».

Depuis ses débuts en peinture, en 2006, Belgrand travaille par séries, à partir de clichés qu’il prend et retouche numériquement. Double travail d’interprétation : d’abord la composition photographique de l’image, sa mise en scène, qui se nourrit intellectuellement d’une connaissance historique – on reconnaîtra sans peine des hommages à Millais, Manet ou Vermeer –, puis le passage sensuel à la peinture, au terme d’une longue maturation. Il y a alors « cristallisation de l’image » dit l’artiste : il « pousse certains éléments de la toile », informe et déforme en s’attelant à la texture, au velouté de la touche. Le résultat est délicat, c’est-à-dire minutieux et léger à la fois. Tout est là dans les compositions de Belgrand, rien ne manque, pas de mélancolie comme chez le premier Hockney, dont il se réclame : plénitude. Aucun hors-champ, le monde est clos. De chaque côté d’Horizon se reproduiront les mêmes flaques, les mêmes parkings, la brume accrochée aux rochers. Pas de narration, pas d’avant ni d’après, car même si l’image saisit un instant (l’explosion d’une fusée d’artifice, un plongeon), la temporalité ici est celle de l’itération : ce à quoi nous assistons s’est déjà produit et se produira encore, se suffisant à soi-même comme le sommeil à la dormeuse de Désordre. Peut-être la figure de Nage est-elle également endormie : à la différence de l’Ophélie de Millais, elle a les yeux fermés. On ne trouve d’ailleurs pas de personnage, chez Belgrand, qui ne détourne le regard ou carrément ne nous tourne le dos, plongé dans la lecture d’un téléphone ou d’un livre, le lavage d’une assiette, ce qui fait souvent de ses tableaux une sorte de « scène » freudienne onirique.

On pense à l’éternel retour, et au début du Gai savoir de Nietzsche : « Ah ! Ces Grecs comme ils savaient vivre. Cela demande la résolution de rester bravement à la surface, de s’en tenir à la draperie, à l’épiderme, d’adorer l’apparence et de croire à la forme, aux sons, aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence. Les Grecs étaient superficiels… par profondeur. » S’il n’y a aucun mystère dans le quotidien dont l’artiste rend compte (on ne se demande jamais ce que font les personnages), il y en a sans doute un dans le regard qu’il pose sur cette banalité contemporaine. Les « reflets » de l’exposition, note Belgrand, sont une figure de la spécularité, d’un arrêt de l’œil par sa propre image, d’une vitre séparant le sujet de sa propre compréhension. C’est aussi le masque (celui de son modèle attitré, Arin, dans Nage) en tant qu’il oppose une résistance, une réflexivité, à l’envisagement. Ce qu’on voit ainsi dans les tableaux d’Adrien Belgrand, plus que des paysages, personnages, lieux symboliques (bassins, chambres), c’est une attention à la vibration du monde, une intensité particulière dans son appropriation, la mise en couleurs et en pâte d’un rapport, d’une façon d’habiter. L’intimité est dans la peau, le geste : la surface oppose son unité, le désir ne peut pas tout pénétrer, mais il essaie. A ce titre, Belgrand est le peintre de la douceur, ajoutant les unes aux autres des couches transparentes d’acryliques comme une caresse sur une caresse, couvrant le monde pour mieux le dénuder.

Eric Loret – Critique d’art, journaliste

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Pour Adrien Belgrand, peindre c’est produire des images, c’est-à-dire donner corps à un regard original, donner de la matière à un moment. Il affirme l’importance de produire des images uniques et la singularité de la représentation. Cependant, dans la peinture, il refuse le peintre, l’expression de soi, l’ego : il neutralise la touche, lisse la matière. La couleur, l’aspect poudreux parfois pastel des couleurs l’éloigne de l’hyperréalisme. Faisons un sort au réalisme d’Adrien Belgrand. Il n’est pas « hyper ». Il prend partie contre l’objectivité froide et glacée de l’hyperréalisme : il lui oppose un réalisme bienveillant qui s’intéresse à la permanence des villes, des personnes et des instants. Ces images ne sont pas des instantanés, au contraire, l’instant de l’image s’étire : prendre le soleil dans le jardin, faire à manger, travailler, exister, aujourd’hui ou dans cent ans, les mêmes gestes, les mêmes attitudes. Il cherche l’intime dans l’éternité.

En une année, ce jeune peintre est passé, comme s’il avait fini un apprentissage, du paysage et de la nature morte à la scène de genre. Son dernier projet : représenter le bonheur et donc les liens étroits qu’il entretient avec la solitude. Montrer la complexité et la volatilité des émotions qui agitent les relations humaines, conserver, un moment de bonheur. La parole silencieuse du peintre raconte une histoire secrète de ses contemporains : comment vivre heureux ensemble?

Passent sur ses toiles : l’ombre au sourire, l’absence d’un regard, l’attente. Comme le bonheur se joue volontiers à deux, les scènes témoignent de l’ambivalence d’être deux. La concentration est au centre des activités de chacun des personnages. Ainsi, tirer au pistolet, lire, faire la cuisine, autrement dit s’absorber, se retrancher de la relation. Au final, ce n’est pas tant une difficulté à communiquer l’un à l’autre qui est peinte que la nécessité de revenir à soi. Cependant, et c’est sans doute le plus remarquable, dans les toiles d’Adrien Belgrand la solitude est le plus souvent un moment silencieux. Joie lumineuse d’être ensemble ! Complicité et confiance se passent de discours : elles font images.

Il faut suivre la ligne des variations du peintre : il cherche l’harmonie dans ses compositions, il la trouve dans la symétrie des lignes de force souvent binaires. Un axe partage ses tableaux en deux, axe contrarié par une deuxième grille, ternaire cette fois-ci qui va définir les plans, l’ensemble donne une composition riche, équilibrée. Presque schématique à force d’être rigoureux ; pour autant, cela donne le rythme caractéristique de ses tableaux : andante ma non troppo.

Bien sûr, il y a de la peinture américaine dans ses compositions géométriques, dans le traitement des sujets, l’isolement, la solitude. On rencontre dix références à l’histoire de l’art occidentale dans un tableau d’Adrien Belgrand. Faudrait-il justifier l’admiration, rappeler le terrible dans le métier de peintre qui oblige à se confronter dix fois par jour à ses maîtres ? Mais il a cette définition particulière du bonheur, comme une solitude assumée, cette french touch qui consiste à mettre du bonheur dans la peinture. Il faut avoir vécu un peu pour mettre dans de la peinture autant d’histoires, 2013 est pour Adrien Belgrand l’année de la maturité.

Juliette Cortes – Responsable des arts plastiques à la Maison Chevolleau